Après un dîner et une nuit au Mans, je me dirige vers un domaine viticole situé dans l’appellation Jasnières. La visite a été organisée par un ami écrivain, journaliste et vendeur de vins au parcours éclectique. Il a convié plusieurs sommeliers de grands restaurants parisiens, le nouveau meilleur sommelier français et un amateur de vin. Ce qui a alléché les membres de notre groupe est l’éventualité de goûter des vins plus que centenaires du Domaine de l’Etre André.
Arrivé le premier, j’ai l’occasion de constater que Jean-Bernard Métais est plus que vigneron. C’est un artiste sculpteur qui travaille beaucoup l’acier pour faire des œuvres, sortes de moucharabiehs dont l’expression change avec l’angle de vision. On sent que ce jeune sexagénaire est un homme heureux.
Le petit groupe nous rejoint. Nous visitons une cave creusée dans une colline de tuffeau qui permet une conservation éternelle des vins de ce domaine. Cette cave s’agrandit au fil des générations nouvelles. Nous commençons la dégustation dans la salle des fûts de vins jeunes. Tous les vins blancs sont de chenin blanc et sont soit secs soit passerillés, avec des degrés divers de sucrosité que Jean-Bernard classe en leur donnant des noms charmants.
Nous commençons par goûter des rouges sur fût. Le rouge 2019 a un joli nez poivré très aromatique. Il est un peu mentholé dans le finale, mais le poivre domine. Il a une légère amertume. Il provient de vignes de plus de cent ans. Un des sommeliers dit que c’est un vin distingué.
Le rouge 2018 est très clairet. Son nez est intense. C’est un vin frais et fluide avec un beau fruit. Le vin est souple. Il est fait de pineau d’Aunis appelé chenin noir. Marqué d’un beau fruit et d’un beau finale, ce vin laisse une belle mémoire en bouche.
Le Silex blanc 2019 a un joli nez et une belle attaque joyeuse. Il est solaire. Sa minéralité est forte et j’aime beaucoup car il est plaisant, fluide, salin et très grand. Son finale est marqué d’une belle amertume.
Le 2020 blanc a un nez timide. Il a une belle attaque fruitée. Le finale a des accents de fruits jaunes. Avec ce vin agréable je verrais bien du brochet à la crème.
Le 2020 passerillé a un nez sec. La bouche un peu perlante est d’une douceur extrême. Le vin est délicat et je l’associerais à un ris de veau. Il y a un peu de fleurs blanches. Le vin n’est pas encore formé et sera doux et grand.
Nous quittons la salle des fûts pour aller dans une salle de dégustation où tous les murs sont recouverts de bouteilles stockées. Au sol il y a d’innombrables vins ouverts que nous allons goûter. Nous commençons par un Chenin effervescent 2013 très vert et sec.
Le 2015 passerillé a un nez fermé et sec. Le vin est très beau et de beau finale gourmand. Il a un bel équilibre salin.
Un deuxième 2015 passerillé est plus riche, au finale très doux et sucré montrant du sel et du pétrole. Jean-Bernard dit que ce vin vivra plus de cent ans.
Le 2005 passerillé a un nez élégant et une bouche élégante. On sent les épices et la cannelle. Le finale est superbe. C’est un vin vif et charmeur. Quelqu’un suggère ris de veau et morilles.
Le 1997 passerillé est très élégant et frais. Il est plus fluide que le précédent avec un peu de poivre et de tabac. Je le trouve très subtil.
Le 1990 passerillé a un nez très jeune et une attaque sucrée. Il a un grand futur devant lui. On sent l’iode. Le finale n’est pas très long où le sucre remonte. Mais il est aussi frais et salé. C’est un vin à attendre.
Le 1976 passerillé est de la première année faite par Jean-Bernard. Il a un nez très élégant. Tout dans ce vin est élégant et assemblé. Il est fluide. On sent comme un caramel de fruit. Certains amis citent des champignons séchés. J’adore ce vin.
Le 1961 passerillé a un nez discret et une bouche superbe. Des amis évoquent son caractère racinaire. Le finale a une rémanence rare. Je dis que ce vin est kaléidoscopique car quel que soit le fruit que l’on évoquerait, on le trouverait dans ce vin riche. Il a une puissance concentrée.
Le 1954 passerillé est de l’année de naissance de Jean-Bernard. Il est plus discret mais j’aime son côté retenu. C’est un vin sévère mais que j’aime, de très belle acidité.
Le 1953 passerillé a un nez salin et évoque le champignon séché. Il est un peu plus serré avec des notes de citron et de pain d’épices.
Le 1949 passerillé est différent et un peu dévié.
Le 1948 passerillé est doux et fluide, légèrement oxydatif. Il est plus simple et encore fermé. Des amis évoquent les noix et fruits à coque.
Le 1945 passerillé est d’un équilibre absolu. C’est un très grand vin. Il a un petit côté marc, mais il a du fruit. L’aspect marc marque le finale.
Le 1947 passerillé est fluide et superbe. Il est magnifique et aérien dans sa complexité. Le finale est superbe. C’est un vin très grand.
Le 1934 passerillé a un nez explosif de truffe blanche. Il est de grande complexité. C’est un vin très grand. Il ressemble à un demi-sec car il est moins doux, et en dessous des passerillés. Il est superbe dans cette expression de vin sec mais qu’il n’est pas. Il est iodé. Jean-Bernard nous dit qu’il a été ouvert il y a huit jours.
Le 1921 passerillé en magnum est superbe et très en retenue.
Le 1921 passerillé en bouteille est plus large que celui en magnum. Il combine iode, cardamome et pain d’épices. Il est très noble.
Le 1916 passerillé est superbe, complètement naturel. C’est peut-être le meilleur à mon goût de tout ce que nous avons bu jusqu’ici.
Un 1893 passerillé est perlant !
Un deuxième 1893 passerillé est sublime. Devant de tels vins, je ne prends plus de notes. Je me recueille.
Le 1870 passerillé est aussi sublime, d’un bel équilibre et fort en alcool.
Nous allons maintenant sauter de presque un siècle car Jean-Bernard nous sert une bouteille qui vient d’une cave de rangement où tout est d’avant 1800. Le regretté Jacques Puisais avait daté ce vin de 1783. Disons qu’il s’agit d’un passerillé d’environ 1780 #. Il est étonnant de voir à quel point il est jeune. Mais il y a des saveurs lactées et giboyeuses qui pour mon palais ont certainement plus de 200 ans. Il y a aussi des notes de café. Ce vin est exceptionnel.
Nous irons au domicile de Jean-Bernard pour déjeuner et il nous suggère de garder un verre d’un des vins que nous avons goutés. Presque tous les sommeliers ont choisi de prendre 1961. Je suis le seul à avoir pris un verre du 1780 # tant je suis ému par celui-ci.
Il est temps de passer à table.
Au Domaine de la Gildonnière nous avions jusqu’à présent fait une dégustation impressionnante des rouges, des blancs secs et des passerillés en remontant le temps sur environ 240 ans. La femme de Jean-Bernard Métais nous avait rejoints en cours de dégustation. Sa capacité à juger les vins et à en reconnaître le millésime est impressionnante. Et elle défend bec et ongles les vins de son mari. Comparant deux des vins je dis : « celui-ci est plus simple ». Comme en un passing-shot de Serena Williams, j’entends la réplique qui claque : « ce vin n’est pas simple ». Je me suis fait tout petit.
La maison familiale est très au-dessus de la salle de dégustation, accessible par des chemins pentus. La table est dressée dans cette belle maison. Après avoir bu ces trésors, une rillette s’impose dont un des sommeliers présents dit que c’est la meilleure du monde sarthois. Elle est grasse et fluide et appelle le chenin blanc.
Nous avons chacun monté avec nous un verre d’un des vins goûtés, mes amis ayant choisi surtout le 1961. J’ai gardé le # 1780. Nous nous régalons d’une terrine de canard et d’une tarte aux tomates. Quand arrive une joue de porc absolument superbe, Jean-Bernard nous sert un vin à l’aveugle et nous demande de trouver l’année. Je goûte, je réfléchis et je dis 1934. Et c’est 1934. La chance sourit aux audacieux. Le 1934 sera servi en deux versions, celui du lieudit Saint-Jacques et celui de La Gildonnière. Le Saint-Jacques est magique et sublime.
Ce qui est fascinant, c’est que sur la joue de porc, les traces anciennes du # 1780 passerillé ont disparu et le vin se montre d’une jeunesse et d’un équilibre spectaculaires. Ce vin est merveilleux. Si quelqu’un à l’aveugle le disait de 1960, réponse fort logique, il se tromperait de 180 ans, ce qui est incroyable. Ce vin est éternel. Il est plus que probable que les descendants de Jean-Bernard dans quatre ou cinq générations le trouveraient dans le même état qu’aujourd’hui. Les chenins blancs sont éternels.
Le dessert de pommes au four, très acide, a bien répondu au 1934. Le chenin blanc est éternel, mais aussi gastronomique. Vive Jasnières.